Les quais de la Seine
Le titre de cette chanson n’est pas un hasard, il est emprunté au film de Barbet Schroeder. Ce long-métrage de 1969 raconte la lente descente aux enfers de Stefan, un jeune étudiant allemand qui au terme de ses études entreprend de découvrir le monde, jusque dans les confins les plus extrêmes : la drogue et le sexe s’en mêlent. Il croise alors la route d’Estelle, une Américaine addicte à l’héroïne qui l’emmène sur l’île d’Ibiza où Stefan sombrera dans une dépendance toxicomaniaque semblant sans impasse. De manière plus globale, le film offre un témoignage sur l’émergence du mouvement hippie en Europe typique de l’extrême fin des années 60. Nicola en retire essentiellement ce phénomène de dépendance qui transforme les êtres humains. Addiction à la drogue, addiction à l’amour, Nicola confond volontairement ces thèmes et en fait une chanson.
Rarement Nicola se sera autant confessé dans une chanson d’Indochine. Encore sonné par sa séparation avec Marion Bataille, il aborde cette rupture de manière tragique mais sans impudeur ou fioriture malvenus, comme il le fait tout aussi habilement dans d’autres chansons du Baiser. En lieu et place d’un récit explicite, il établit un parallèle avec la drogue en mentionnant cette douleur qui peut également être celle de Stéphane, alors en proie à la toxicomanie. La colère le gagne, la frustration aussi peut-être, de voir son frère se fermer dans la douleur quand lui-même est gagné par la souffrance. Du mal qui ronge son auteur accouche un texte de très haute volée, assurément un des plus beaux d’Indochine dont Le Baiser semble figurer comme un recueil tant l’album est marqué par cette qualité littéraire. L’entremêlement des thèmes parcourt tout le texte et chaque vers sonne comme une parole sortie du cœur, et ce toujours tourné de manière élégante, comme si la plume épousait chaque mot couché sur le papier. Ou plutôt sur la partition, et celle de Dominik Nicolas est aussi une des plus audacieuses de sa carrière. Loin de la pop/new wave des années 80, Dom explore son talent pour l’écriture d’une fable musicale subtile et pesée, mais qui s’envole et s’amplifie à mesure que progresse la chanson. De l’audace, il en paraît déjà dès cette intro au santur jouée par l’Iranien Mahmoud Trabizi-Zadeh. Longue d’1 minute 30, elle casse tous les codes de la musique française avec les errements maîtrisés de cet instant acoustique à nulle autre pareille, y compris dans la carrière d’Indochine. Une exception, une envie unique, qui illumine l’album dans son entier par cette envie de faire de la musique hors des codes. Et pour le compte de More, cette intro comme l’œuvre de Dominik symbolise l’apogée de la maturité musicale du groupe. Tour à tour éthérique, puissant, rythmé et envoûtant, More ne finit pas de surprendre tandis que les paroles de Nicola brillent sur tant de virtuosité, et dont les vocalises hantent chacun des passages qu’elles couvrent. Quand on connaît bien les années 80 d’Indo, ce tournant musical a donné un autre visage au tandem Nicola/Dominique et a assuré l’étendue de leur savoir-faire. Car c’est là la signature musicale qui apparaît comme une œuvre littéraire à tous les égards, renvoyant au savoir-faire et à la fertilité de l’esprit humain, tant créatif qu’en proie à ses doutes. Une vision introspective et intime qui amène naturellement la chanson dans les concerts de Nuits Intimes, et l’une de ses interprétations constitue un témoignage vidéo complet sur le DVD des Divisions de la Joie. Il s’agit d’ailleurs de sa dernière apparition en concert, les tournées suivantes faisant totalement l’impasse sur cette œuvre dont la poésie n’épousait peut-être pas l’ambiance de Paradize et celle de ses successeurs.
Afin de compléter cette création exceptionnelle, Nicola profite de son temps libre pour tourner un clip. Relativement simple dans son rendu final, en harmonie avec l’imagerie très esthétique du Baiser, le traitement de l’image qui apporte un effet cinématographique finit de compléter l’album. Quant à son contenu, le fil conducteur est exempt de scénario et à l’instar des autres clips du Baiser, il s’agit plutôt d’une mise en scène esthétique où l’on perçoit des figures presque vaporeuses, des plans sur la Seine, des symboles du temps qui passe et le malaise de l’amour qui hante l’ensemble des lieux. Une sorte de terre des amants qui borde les veines fluviales de Paris, vouant les quais parisiens aux errements d’un romantisme fragile. La vidéo alterne avec des plans-séquence en noir et blanc sur Nicola, Stéphane et Dominik ; le trio posant devant une caméra à l’occasion d’un shooting photo pour la promotion de l’album. Idée saugrenue que de reprendre ces images mais le résultat fonctionne plutôt bien, apparaissant comme un instantané, un arrêt sur image du groupe tel qu’il est en ce début d’années 90.
En dépit de l’existence de ce clip, More n’est jamais sorti en single. Nicola l’espérait très probablement mais la situation déclinante du groupe et la forme peu conventionnelle de More auront été les arguments de la maison de disques pour neutraliser le projet. Il existe pourtant une version raccourcie de la chanson, ou du moins sans l’intro au santur, qui figure sur le Birthday Album.
Ce titre est de fait l’un des plus beaux morceaux d’Indo à l’image de l’album dont il est extrait.
Le texte épouse parfaitement la musique. Le duo Sirkis / Nicolas n’a jamais été aussi performant. Haute teneur mélancolique et mélodique qui explose à partir de la 4ème minute. 28 ans que ceci dure 😀
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