Toutes les larmes du monde

C’était en septembre 2004. Nicola part quelques jours avec sa fille et quand il revient dans leur studio en Normandie, Oli avait écrit cette chanson. Elle n’était d’abord pas prévue pour être un duo ni pour sortir en single, mais l’amitié entre Nicola et Brian Molko, le chanteur de Placebo, a changé la donne. C’est néanmoins la force du texte et son contexte dans l’univers d’Alice & June qui ont attribué à cette chanson une place particulière dans le cœur des fans.

Alice & June est un album dit violemment romantique et joyeusement pornographique, certes, mais il sait aussi se parer d’une incommensurable tristesse. Dans le disque d’Alice, Pink Water sonne comme un pudique testament, où l’on songe à la séparation et à la mort. Nicola avait déjà abordé le sujet une approche plus ou moins intime mais avec cette chanson, mais la poésie adolescente et macabre prend ici une allure plus palpable, se mettant en face de l’absolu avec une détermination mêlée à une sereine résignation. Une fille veut comme murmurer des mots à l’oreille de l’autre, et lui intime l’espoir qu’elle ne l’oubliera pas quand elle sera partie. Les mots sont si réels qu’ils rendent le texte très proche du vécu des gens, ils soufflent que la mort passe du fantasme à la réalité en un geste, en un instant, dispersant le reste des souvenirs comme des roses s’éparpillent sur un cours d’eau. Des êtres aimés ont quitté la Terre sur les notes de Pink Water, adressées comme le dernier message de la part des vivants. C’est le propre du commun des mortels que de rompre la séparation par un lien invisible qu’ils tissent entre eux, pour subsister dans l’esprit envers et contre tout. La force du souvenir comme seule arme, parce qu’il y a plus terrible que la mort, c’est l’oubli, une douleur parfois insoupçonnée qui a le malheur de rendre insignifiant tout ce qu’il y a eu de beau au cours de l’existence sur Terre.

Il existe trois versions de Pink Water. La plus connue est Pink Water 3, présent sur l’album avec Nicola qui chante en français et Brian Molko en anglais. Mais quelles sont les deux autres ? Pink Water 2 n’est pas loin, c’est une piste cachée en fin d’album (sur le standard comme sur le limité, auquel cas il se trouve à la fin du second disque). Cette fois le texte est intégralement chanté en anglais, et l’on y observe de très légères différences de sens lorsqu’on le traduit, mais l’idée de la séparation et de la mort est bien la même. Quant au premier Pink Water, c’est la version diffusée par les radios, raccourcie, en français et sans intervention de Brian Molko. On est en droit de se demander pourquoi la version élue est celle amputée de l’intervention de Brian mais la raison n’est en rien artistique, le fautif étant du côté du label du chanteur de Placebo qui n’a contractuellement pas permis d’une exploitation single en cohabitation avec sa voix. Indo doit donc se résoudre à remplacer sa partie vocale par une guitare susurrant sa mélodie, un échange sans heurt puisque les autres retranchements liés au format single iront au profit de sa discrétion. Cette version remodélisée est aussi celle entendue dans le clip, sobre et en noir et blanc, où trois filles et trois garçons élégamment vêtus se mettent à danser sous les lustres d’un grenier retiré et faiblement éclairé par une lumière tamisée. Vision plus optimiste du texte qui en atténue le sens dramatique, mais il s’agit en fait d’une mise en contexte où l’on assiste à la naissance de l’amour, ce sentiment qui crée les liens les plus forts du monde, ceux qui ne meurent pas. Ce qui nous ramène à Pink Water, cette chanson semblant matérialiser une rivière entre le monde des morts et celui des vivants, sorte de Styx romantique que l’on aurait teinté de rose. Le chanter fait du bien parce qu’il rappelle que tout le monde passe par ce genre d’émotion, la peur de perdre et celle de mourir, ce qui est une manière comme une autre d’engager la phase de l’acceptation. Si son rendu scénique sur Alice & June Tour met tout le poids émotionnel du morceau en évidence, on assiste à partir du Meteor Club Tour en 2011 à une version totalement remaniée, plus speed et avec des accords plus envolés comme pour se glisser plus aisément dans la setlist des tournées à venir. Pour les plus audiophiles, cette facette plus « égayée » de Pink Water bénéficie de la qualité d’enregistrement du studio ICP de Bruxelles notamment disponible en vidéo sur l’édition limitée de Paradize +10.

Contrairement aux trois singles qui l’ont précédé, Pink Water n’est pas sorti dans le commerce. Ce n’est pas regrettable seulement pour la chanson, mais aussi pour la pochette signée Peggy M. qui est absolument superbe. Cette vue sur l’horizon de la mer dans un style vintage paraît simple, mais le travail de dégradation a été finement mené pour traduire au mieux l’esprit de la chanson. Le single promo était parfois accompagné d’un livret promotionnel permet même d’admirer cette superbe pochette en plus grand ! Sans étonnement aucun, la version présente sur ce disque 1 titre est celle sans Brian Molko, dans un format Radio Edit qui ampute même l’introduction de moitié. Son accessibilité grand public se fera en 2020 grâce au premier volume de Singles Collection, cette fois avec l’intro complète mais hélas toujours sans Brian.