L’abîme sylvestre

Quand les premiers concerts du Dancetaria Tour ont eu lieu des parts et d’autres de la France au printemps 1999, l’album n’était pas encore sorti. Curieuses circonstances qui amènent le public à découvrir les nouvelles chansons en live avec en ligne de mire les singles à paraître que sont Juste Toi et Moi, Stef II… et Dancetaria donc, qui à l’instar de l’album sert d’ouverture aux concerts. Et autant dire qu’avec une musique pareille, les frissons étaient au rendez-vous pour les chanceux qui envahirent les salles de ces quelques dates !…

On parle beaucoup de l’album, mais pas tant de son titre éponyme qui se laisse trop souvent éclipser par celui-ci, y compris par le public proche. Pourtant, cette musique préfigurant le disque en tant que titre d’ouverture demeure même encore à ce jour un morceau majeur dans sa vision purement musical. Il constitue même à mon sens sa création la plus spectaculaire, qui opère un changement total et profond des bases instrumentales et scéniques d’Indochine tout en instituant une nouvelle dimension que Paradize finira de mettre en place. Jouer des guitares et faire danser le public n’est plus le seul credo à suivre, il faut l’emmener dans un univers propre à le marquer, à lui laisser une trace immortelle qui le relie pour le meilleur et pour le pire. Alors Dancetaria sort le grand jeu, en s’offrant les moyens dignes de l’événement : sept minutes, pas moins, entamées par une boîte à musique ensorcelée qui nous envoûte à son tour au moyen d’une mélodie complexe et enivrante. Très vite l’air s’épaissit, se condense, se charge de brume et de foudre enfiévrées par les envolées d’un orchestre symphonique appelé pour l’occasion. Et voilà que cet air ascendant nous frappe au son lourd d’une voix spectrale sortie de nulle part, qui susurre à nos oreilles un chant onirique appelant une âme égarée dans la forêt. A moins que ce soit l’auteur qui soit égaré, car les rôles sont nébuleusement distribués dans un jeu où chacun joue avec l’obscurité.

Indo est un groupe de rock, et il le rappelle à la seconde moitié du titre en déballant son propre orchestre où guitares saturées et batterie entraînante se confondent aux nappes électro résolument modernes qui parcourt cette seconde partie à la fois dans la continuité de la première et opérant à son aboutissement. Frissons garantis tant la démarche musicale et diabolique d’efficacité et d’ingéniosité, affirmant en l’espace de ces quelques minutes le génie créatif du groupe dont le mérite revient ici à Nicola et à son acolyte de ces dernières années, Jean-Pierre Pilot, qui ont pour l’essentiel monté ce coup de maître. M’est avis que le fraîchement arrivé oLi dE SaT a apporté sa contribution. Nicola a une fois n’est pas coutume laissé les paroles dans son yaourt habituel avec tout de même un pont où le français reprend ses droits sur une trame musicale suspendue au milieu de ce requiem. Nécessaire et salvateur, cette séquence terriblement efficace semble aussi vouloir faire sauter le verrou d’une boucle infernale, introduisant définitivement le public dans un nouveau décor pour les années d’Indo à venir. Le mieux est encore d’écouter et se laisser emporter par cette chanson fascinante, des premières secondes jusqu’aux dernières et sans en laisser une miette, car rien n’est de trop. Tout est parfait, l’avenir est assuré…

Nicola et le groupe « des années 2000 » ont volontiers remis cette ouverture de scène en service sur plusieurs dates des tournées récentes, dont durant l’Acte III du Meteor Tour et pendant la tournée européenne de l’Europe City Club Tour en avril 2015, avec des arrangements toujours plus musclés comme Oli sait si bien le faire. Le Dancetaria époque 99/2000 n’est pas en reste pour autant, et cette intro mystérieuse et endiablée aura beaucoup d’effet sur le public présent sur la tournée. L’idée était par ailleurs de faire chanter Nicola avant qu’il arrive sur scène pendant la première moitié de la chanson, comme s’il recherchait son public dans cette célébration noire traversée par Indo durant cette époque, et il ne restait plus aux fans qu’à répondre à cet appel. Il y a fort à parier que les paroles sont directement adressées à ceux-ci…

Le single de Dancetaria a été distribué à bien moins grande échelle que les trois autres qui l’ont précédé. C’est regrettable considérant le superbe design de la pochette qui méritait qu’on le mette plus en avant, car non content de représenter à merveille la chanson cette image d’une fille fantomatique perdue dans les bois sombres correspondait à juste titre à l’état d’esprit du groupe à ce moment-là. C’est moins regrettable pour le radio edit qui a proprement charcuté ce chef-d’œuvre pour ne préserver essentiellement que la seconde partie maladroitement retravaillée pour donner un semblant de hit plus accessible (le pont devient par exemple une espèce de couplet joué deux fois au lieu d’une). Qu’importe, Dancetaria sera dans tous les cas peu diffusé à la radio et c’est définitivement par la scène que cette œuvre spectaculaire vivra, pour le meilleur et rien que pour le meilleur.

105-Supports