Dernier baiser avant l’apocalypse
Dans le passé biblique, la Tour de Babel reliant la terre au ciel fut érigée par les hommes désireux de toucher au divin. Contrarié par l’orgueil de l’humanité, Dieu prit sur lui de désordonner sa création en en multipliant les langues. Ne pouvant alors plus se comprendre, la civilisation cessa son entreprise et se dispersa de part et d’autre du monde, laissant discorde et rancœur corrompre son esprit. Dans le présent, ce cycle de mésentente se perpétue, qu’il soit à l’occasion d’un repas de famille, d’un capharnaüm administratif ou de pays voisins qui se déchirent pour un territoire. Les gens ne s’écoutent plus, ne s’entendent plus, ne regardent plus dans la même direction, vociférant à qui veut l’entendre des mots qu’ils ne comprennent eux-mêmes plus. Dans un futur dystopique, ce désordre des peuples a mué en un asservissement des faibles par les forts, où le contrôle des esprits a pris le pas sur la conscience libre. Ne restent alors que les éveillés au front pour combattre ce paradis artificiel. Et si le salut venait de l’intérieur ?
Jamais il ne se sera écoulé autant de temps entre deux albums (sept ans), mais Indo a eu fort à faire entre la tournée du 13 Tour et les célébrations des 40 ans. Toujours est-il que le besoin de nouveau a fini par se faire sentir, et c’est en décembre 2023 que le groupe vient nous rassurer : « 2024, Indo is back ! », avec un son de teaser à faire pâlir n’importe quel fan d’impatience. Puis, en mars 2024, une étrange page publicitaire se glisse dans le magazine Diverto. Résolument sixties, on y voit « The Salingers reviennent » dans une police d’écriture bien familière, mais aussi des noms évocateurs : Babel Babel, Victoria, La Ville des Filles, Showtime, Girlfriend, L’Amour Fou… et enfin des labels curieux comme Pony Music, NCA et IMS. Les interrogations se bousculent, surtout quand le teasing se poursuit via l’utilisation de l’Intelligence Artificielle et la mise en place d’un véritable jeu de pistes sur les réseaux sociaux, créant tant d’incertitudes que les plus incrédules crieront au fake. Et ils n’auront pas tort : en dehors de l’affiche initiale, tout aurait finalement bien été monté de toutes pièces de la part de fans particulièrement créatifs ! Pourtant le démenti du groupe n’effacera pas tous les doutes, si bien que distinguer le vrai du faux deviendra un véritable sujet, mettant en abîme le fondement même de l’existence de l’IA générative : qu’est-ce qui est réel, qu’est-ce qui relève du mensonge ? Encore aujourd’hui, le fake était si réel que l’on n’ose cesser d’y croire. Tout cela a eu au moins un mérite, c’est d’avoir occupé un public alors en mal de nouvelles chansons d’Indo.
Le 14 juin, Le Chant des Cygnes vient enfin apporter du concret et ce lead single, à défaut d’être original, a le mérite d’être efficace avec un refrain parfaitement taillé pour les lives à grande échelle. Ce qui était encore identifié comme La Ville des Filles vient conter, par le biais d’une salve électro-pop saupoudré de guitares, le courage d’une horde de guerrières au milieu de ruines. Le morceau répond aux attentes mais comme à chaque album, il faudra attendre encore trois mois pour découvrir les seize autres titres. Oui, seize, tant que ça, au point que l’opus se révèle être un double album, mixé d’ailleurs par le très coté Mark « Spike » Stent et illustré par une autre pointure, David LaChapelle. Autant dire un joli casting qui fera d’ailleurs naître cette superbe pochette aux accents prophétiques.

Babel Babel est un double album, comme Alice & June, mais il fonctionne différemment. Là où A&J était conçu comme un conte, BB propose deux épopées mises en miroir, qui se suffisent autant qu’ils se reflètent l’un sur l’autre. Ainsi le premier disque s’ouvre sur Showtime, une bombe électro dark explosive où les deux premières minutes dessinent comme des rayons fluo les contours d’un univers pop rétrofuturiste tel que promis par les Salingers. Les voix de Nicola et Ana Perrote (la chanteuse du groupe espagnol Hinds) y résonnent comme un instrument à part entière, tout en frénésie et sans concession aucune. Royalement intense, ce titre crée une pression qui redescend bien trop vite avec le suivant, L’Amour Fou, convenu autant dans la musique que dans les textes, mais que l’on apprécie davantage en saisissant qu’il s’agit de mots doux d’un père aidant son enfant à s’endormir. Cette première partie vogue ensuite entre les jolies compositions à la teinte politique plus adroitement glissée que dans 13 (Victoria et Sanna sur la Croix, sur fond de guerre russo-ukrainienne) et les curiosités musicales incarnées par La Belle et la Bête, véritable trip synthétique empruntant les codes du reggae. Toujours dans ce disque, deux noms se répondent, l’espiègle La Vie est à Nous et l’envoûtant Ma Vie est à Toi, mais c’est son final Le Garçon qui Rêve qui sort le plus des sentiers battus : faisant appel à un orchestre et enregistré aux Air Studios à Londres, le titre est une véritable féerie, renvoyant au lyrisme d’Hanoï avec une composition envolée, à se demander comment des auteurs de pop-rock (en l’occurrence, le trio Nicola/Oli/Boris) ont pu livrer une telle partition.
Le deuxième disque s’ouvre sur le titre éponyme, Babel Babel, et à l’instar de son alter ego du CD1, c’est une introduction sensationnelle, où les deux premières minutes galvanisantes annoncent le meilleur. Alignant des journaux télévisés de divers pays du monde, le titre prend son temps, fonctionne en progression lente où le murmure des guitares nous serre le corps. Le refrain arrive tardivement mais une fois démarré, plus rien ne peut l’arrêter, pas même son final à la guitare électrique qui élève encore un peu plus le morceau. C’est presque un voyage, épique et galvanisant, que l’on aurait aimé ne pas être trop vite désamorcé avec le titre suivant, En Route vers le Futur, et ses vocalises hippies un peu malvenues. Heureusement ce second disque a d’autres atouts dans son ventre, comme le solide Girlfriend où la chanteuse Marion Brunetto insuffle un peu de l’esprit de son groupe, Requin Chagrin. Très A&J dans l’âme, Anabelle Lee propose une très bonne mélodie aux cuivres malgré un texte sombre, à l’inverse d’un Tokyo Boy aussi musclé dans sa production qu’aérien dans sa tonalité, dont l’allégresse et l’insouciance semblent pouvoir alléger presque n’importe quelle peine. No Name, titre délicieusement rétro dans sa chair, conjugue un rythme et une mélodie suffisamment addictifs pour se passer de refrain. Les plus amateurs de guitares apprécieront Les Nouveaux Soleils, plus orienté gratte dans sa colonne vertébrale, avec un pré-refrain instrumental de premier choix. Enfin, Seul au Paradis rappelle l’orchestre symphonique pour une dernière envolée bouleversante dans laquelle Nicola chante à pleins poumons. Cette fin d’un voyage de 17 chansons touche en plein cœur avec tant de pertinence qu’on se surprend à découvrir qu’elle est aussi la plus courte de l’album (moins de quatre minutes).

Babel Babel est un véritable blockbuster. Indochine y fait du Indochine, et Nicola du Nicola, autant pour le meilleur que pour le pire. C’est un état de fait que personne ne pourra contredire et que certains se presseront de critiquer, avec plus ou moins de légitimité. Le reproche est surtout fait aux textes, accusant des faiblesses visibles çà et là, et dans le pire des cas un pilotage automatique où le fonctionnel a pris le pas sur la recherche artistique. Il n’en reste pas moins que BB offre quelques fulgurances, toujours par deux fois, et que sa générosité est un digne reflet de celle du groupe. Ce double album consistant prouve que son auteur a encore des choses à proposer en dépit de ses 43 ans d’existence.
Les précommandes lancées début juillet surprendront par l’absence d’une édition collector, mais le 7 septembre 2024, les collectionneurs pourront se jeter sur une édition FNAC du support triple vinyles colorés, ceci à côté d’une édition vinyle plus standard ainsi que le double CD, disponibles dans n’importe quelle crèmerie. Les étiquettes « Indochine » et « Babel Babel », marqueurs visuels de l’album, ne sont d’ailleurs directement pas apposés directement sur la pochette, une tendance depuis quelques années qui donne là tout son sens. Indochine n’aura d’ailleurs pas lésiné sur le plan promo de Babel Babel, allant jusqu’à faire ouvrir la FNAC de Lille à minuit et en profiter pour y interpréter quelques morceaux en acoustique, entre le rayon des jouets et celui des appareils électroménagers.
Merci Clément, superbe album de bout en bout!
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Je suis enchanté par l’album vinyle Babel Babel ! J’ai ma place pour Juin . Un grand merci Clément pour cet excellent article . Jean
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Question : The Salinger en première partie pendant la tournée, artiste réel ou pas ?
https://blogoth67.wordpress.com/2025/03/04/indochine-arena-tour-strasbourg/
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